Nouvelle ruralité et flore vernaculaire
Nouvelle ruralité et flores vernaculaires
La
campagne change, la ruralité évolue : le milieu de la plus grande
majorité des hommes pendant des dizaines ou centaines de millénaires,
et jusqu'à tout récemment, fut déserté en masse avec l'ère
industrielle. Le milieu de vie majoritaire des hommes occidentaux
devint le territoire urbain.
Des
savoirs et une culture si familiers qu'on n'y prêtait pas attention
furent perdus en quelques décennies. Ce problème de transmission est
particulièrement remarquable pour ce qui concerne l'usage quotidien des
plantes.
Les
enfants qui allaient ramasser de l'herbe pour les lapins avec les
femmes ou les vieux apprenaient tout naturellement que certaines
plantes sont toxiques, et que certaines sont comestible. Mais aussi
qu'il faut laisser à la nature sa part "pour graine", sous peine de
voir la ressource s'épuiser. Ils avaient vu attacher la vigne
avec l'osier, faire de la tisane de camomille ou de queues de cerises,
etc, on pourrait multiplier les exemples pendant des heures. Et s'ils
ne connaissaient pas la classification botanique des plantes du
quotidien, ils ne confondaient pas celles qui leurs étaient familières,
dans une classification plutôt… utilitaire.
Ce
défaut de transmission est ici augmenté par le caractère
traditionnellement peu valorisant de beaucoup de tâches liées à
l'utilisation des plantes sauvages ou cultivées. La cuisine, la culture
des fleurs et du potager, l'entretien de la basse-cour, la médecine
familiale, étaient depuis des temps immémoriaux des domaines de
« bonnes femmes », dont on se souciait peu de transmettre
l'héritage. Ce savoir est donc essentiellement oral et transmis de
génération en génération. Les plantes cultivéeset leurs usages
passaient de jardin à jardin, de mère à fille, de cousine à voisine,
dans une société relativement homogène.
Actuellement,
dans un rayon de plus en plus large autour des agglomérations, le
processus de désertification des campagnes s'inverse : des urbains
depuis plusieurs générations viennent s'installer dans les campagnes.
Ils amènent leur richesse culturelle, leurs idées et leur énergie dans
des campagnes dont le territoire se vidait inexorablement par
diminution du besoin de main d'œuvre et augmentation des exigences de
productivité de l'agriculture. Ce sont des gens dont l'espace rural
n'est pas le milieu « maternel » et qui ont néanmoins besoin
de ressentir leur environnement d'adoption comme familier et
bienveillant. La communication avec les
« locaux » se heurte souvent à la différence, amplifiée par
les clichés véhiculés de part et d'autre : l'un étant perçu comme
un pedzouille bouché, et l'autre comme une andouille finie. Il n'est
pas simple d'écouter et de respecter l'autre dans ses différences.
Aujourd'hui,
les plantes sont de plus en plus en vogue, et ce besoin de renouer avec
le milieu naturel prend divers visages, allant des leçons de jardinage
aux théories ésotériques liées à la Nature. Je dirais que cela fait partie de la sphère privée, et il ne s'agit pas de prôner un retour aux sources. Je
ne souhaite en fait à personne de vivre aujourd'hui comme mes
grands-parents, qui pourtant s'estiment heureux de ne pas avoir vécu
comme leurs grands-parents. La problématique est tout à fait
pragmatique : avec la perte de l'utilisation de ces plantes, les
plantes elles-mêmes, avec leur valeur utilitaire, leur valeur
génétique, leur valeur écologique, les données historiques ou
ethnologiques qu'elles contiennent sont menacées de s'éteindre
irréversiblement : il est déjà presque trop tard, et je pense
qu'il est urgent de considérer les végétaux sauvages ou cultivés, ainsi
que les usages liés, comme un patrimoine naturel et culturel à
conserver et à transmettre. Essayer de retrouver l'information orale et
comprendre localement nos relations au monde végétal sont des choses
que seuls les habitants, anciens et nouveaux, peuvent réussir.
Pour les nouveaux habitants, il s'agit de trouver leur place dans ce
vieil équilibre entre les ruraux et leur milieu, de prendre un relai,
de reconnaître ce qui a été fait pour mieux en profiter à leur
façon.
Pour les anciens, il s'agit de transmettre des richesses,
des connaissances empiriques, qui jusque là étaient restées familiales
: pas facile de les confier à des inconnus. Mais n'est-ce pas mieux que
d'avoir accumulé tout ça pour rien ?
C'est
un des grands défis de la mutation actuelle de l'espace rural, pour le
domaine des plantes, et... pour bien d'autres. Mais les fleurs et
les jardins ont un atout certain : ce sont de jolis
prétextes pour échanger avec ses voisins.