LE JARDIN DE MEMOIRE : Nathalie Batisse, jardinière ethnobotaniste

Nouvelle ruralité et flore vernaculaire

Nouvelle ruralité et  flores vernaculaires

 

 

 

La campagne change, la ruralité évolue : le milieu de la plus grande majorité des hommes pendant des dizaines ou centaines de millénaires, et jusqu'à tout récemment, fut déserté en masse avec l'ère industrielle. Le milieu de vie majoritaire des hommes occidentaux devint le territoire urbain.  

 

Des savoirs et une culture si familiers qu'on n'y prêtait pas attention furent perdus en quelques décennies. Ce problème de transmission est particulièrement remarquable pour ce qui concerne l'usage quotidien des plantes. 

 

Les enfants qui allaient ramasser de l'herbe pour les lapins avec les femmes ou les vieux apprenaient tout naturellement que certaines plantes sont toxiques, et que certaines sont comestible. Mais aussi qu'il faut laisser à la nature sa part "pour graine", sous peine de voir la ressource s'épuiser.  Ils avaient vu attacher la vigne avec l'osier, faire de la tisane de camomille ou de queues de cerises, etc, on pourrait multiplier les exemples pendant des heures. Et s'ils ne connaissaient pas la classification botanique des plantes du quotidien, ils ne confondaient pas celles qui leurs étaient familières, dans une classification plutôt… utilitaire.

 

Ce défaut de transmission est ici augmenté par le caractère traditionnellement peu valorisant de beaucoup de tâches liées à l'utilisation des plantes sauvages ou cultivées. La cuisine, la culture des fleurs et du potager, l'entretien de la basse-cour, la médecine familiale, étaient depuis des temps immémoriaux des domaines de « bonnes femmes », dont on se souciait peu de transmettre l'héritage. Ce savoir est donc essentiellement oral et transmis de génération en génération.  Les plantes cultivéeset leurs usages passaient de jardin à jardin, de mère à fille, de cousine à voisine, dans une société relativement  homogène.

 

 

Actuellement, dans un rayon de plus en plus large autour des agglomérations, le processus de désertification des campagnes s'inverse : des urbains depuis plusieurs générations viennent s'installer dans les campagnes. Ils amènent leur richesse culturelle, leurs idées et leur énergie dans des campagnes dont le territoire se vidait inexorablement par diminution du besoin de main d'œuvre et augmentation des exigences de productivité de l'agriculture. Ce sont des gens dont l'espace rural n'est pas le milieu « maternel » et qui ont néanmoins besoin de ressentir leur environnement d'adoption comme familier et bienveillant.  La communication avec les « locaux » se heurte souvent à la différence, amplifiée par les clichés véhiculés de part et d'autre : l'un étant perçu comme un pedzouille bouché, et l'autre comme une andouille finie. Il n'est pas simple d'écouter et de respecter l'autre dans ses différences.

 

 

 

 

Aujourd'hui, les plantes sont de plus en plus en vogue, et ce besoin de renouer avec le milieu naturel prend divers visages, allant des leçons de jardinage aux théories ésotériques liées à la Nature.  Je dirais que cela fait partie de la sphère privée, et il ne s'agit pas de prôner un retour aux sources.  Je ne souhaite en fait à personne de vivre aujourd'hui comme mes grands-parents, qui pourtant s'estiment heureux de ne pas avoir vécu comme leurs grands-parents. La problématique est tout à fait pragmatique : avec la perte de l'utilisation de ces plantes, les plantes elles-mêmes, avec leur valeur utilitaire, leur valeur génétique, leur valeur écologique, les données historiques ou ethnologiques qu'elles contiennent sont menacées de s'éteindre irréversiblement : il est déjà presque trop tard, et je pense qu'il est urgent de considérer les végétaux sauvages ou cultivés, ainsi que les usages liés, comme un patrimoine naturel et culturel  à conserver et à transmettre. Essayer de retrouver l'information orale et comprendre localement nos relations au monde végétal sont des choses que seuls les habitants, anciens et nouveaux,  peuvent réussir.
Pour les nouveaux habitants, il s'agit de trouver leur place dans ce vieil équilibre entre les ruraux et leur milieu, de prendre un relai, de reconnaître  ce qui a été fait pour mieux en profiter à leur façon.
Pour les anciens, il s'agit de transmettre des richesses, des connaissances empiriques, qui jusque là étaient restées familiales : pas facile de les confier à des inconnus. Mais n'est-ce pas mieux que d'avoir accumulé tout ça pour rien ?




C'est un des grands défis de la mutation actuelle de l'espace rural, pour le domaine des plantes, et... pour bien d'autres.  Mais les fleurs et les jardins ont un atout certain : ce  sont de jolis  prétextes pour échanger avec ses voisins.



17/06/2006
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